Les 'où', 'quand' et 'comment' de la justice

AutorLeonardo Brandelli
Páginas325-334

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Ver Nota1

1. Cet article vise à souligner la façon dont les liens entre le droit et la justice peuvent s’avérer un prisme utile à travers lequel on peut mieux comprendre les approches occidentales aux phénomènes juridiques, tant locaux que globaux.

Cependant, afin de bien se servir de ce prisme, il faut se rappeler certains faits élémentaires, dont la plupart sont bien connus. Premièrement, dans la culture juridique occidentale, le droit est traditionnellement présenté comme étant juste. Deuxièmement, le principal auteur de cet argument est aussi le pourvoyeur du droit occidental, c’est-à-dire le juriste – un terme collectif entendu ici comme comprenant les avocats, les juges et les auteurs. Troisièmement, les juristes occidentaux ont tradition-nellement prétendu que leur fonction était de décrire, de «trouver» et/ou d’appliquer le droit, alors que dans les faits, ils travaillaient, et travaillent toujours, à son élaboration. Donc, les juristes mentent.

Cependant, le fait qu’ils mentent parce qu’ils doivent se servir (c’està-dire parce que l’histoire institutionnelle européenne les a conduits à se servir) d’une raison qui est artificielle2, en ce sens qu’elle est technique, spécialiste et particulière au domaine juridique, devrait être reconnu comme un élément fondamental de la culture occidentale. En fait, en Occident, le spécialisme et la laïcité de la culture juridique ont pu, à travers les siècles,

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raffiner et former des revendications et des obligations indépendamment de la couronne et de la soutane. En d’autres mots, la technocratie juridique a agi comme un «isolant» efficace contre les pressions des pouvoirs politiques et religieux. Cela a contribué à construire et à répandre cet état d’esprit, ce bagage de reflexes culturels et ces institutions qui, à long terme, ont permis (à la Magna Carta, à la Bulle d’Or du roi André II3, au roi Georges de Podbrady4, et plus tard aux Lumières, au parlementarisme britannique, à Madison & Cie.) de faire porter fruit à tous les efforts visant à minimiser la portée de l’arbitraire dans nos sociétés, et ainsi de faire prévaloir la légitimité sur la souveraineté de quelque nature5.

2. Nous rapprochant davantage de l’usage du prisme susmentionné, il faut encore rappeler que les débats occidentaux, publics et académiques, sont traversés par deux perceptions différentes de la justice: une de matrice théorique et une interne aux organismes appliquant le droit.

En ce qui concerne celle-ci, la perspective traditionnelle est générée par l’approche positiviste de longue date qui, à travers les systèmes juridiques, représente le juriste come pris entre le rôle de chercheur et celui de bouche de la loi. Selon ce point de vue, chaque règle s’apprécie au sein de sa valeur systémique, tandis que le système, lui, a ses racines et ses limites dans sa propre rationalité. En pratique, le juriste aspire à la légitimation «concrète» de (ce qu’il considère comme) la décision «juste» eu égard à la structure technique du système6.

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Et en ce qui concerne les modèles théoriques, il convient de noter, en premier lieu, que ces modèles ne sont pas, le plus souvent, construits par des juristes professionnels. En second lieu, il ressort de notre histoire que la relation entre le droit et la justice vise traditionnellement à atteindre le «bien commun». Les exemples sont innombrables: de Platon, selon qui “‘il n’y a de lois véritables que celles qui tendent au bien universel de l’État”7, à Aristote, pour qui “toutes les constitutions qui ont en vue l’intérêt général sont pures, parce qu’elles pratiquent rigoureusement la justice”8; de Thomas d’Aquin, qui définissait le droit comme un ordre de la raison tourné vers la poursuite du bien commun9, à Locke, qui insistait sur le fait qu’en vertu du droit naturel, le pouvoir législatif «doit se terminer au bien public de la société»10. Cependant, les mêmes attitudes culturelles sous-tendent le langage différent que l’on retrouve dans la littérature plus récente. Qu’il suffise de penser à l’approche, adoptée par Rawls, à la «justice en tant qu’équité», préoccupée par la mise en place d’ «institutions justes», à l’idée centrale de l’ «égalité des ressources» de Dworkin, ou au rôle qu’accorde Habermas aux «questions morales de justice» dans le discours politique11.

Il faut donc souligner que les courants profonds de ces pensées n’ont pas dévié. Tous ces points de vue, des plus anciens aux plus contempo-rains, renvoient la balle de la «justice» sur le terrain des options politiques, obscurcissant ainsi ou négligeant le fonctionnement interne de nos systèmes juridiques et le travail quotidien des acteurs juridiques dans notre société.

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3. Ces orientations, fort simplifiées ici, donnent lieu à de très importants débats, qui mériteraient qu’on s’y attarde. Pour les fins de cet article, je les envisagerai d’un point de vue spécifique: sur le plan de l’effet qu’ont eu ces idées sur le débat public, à l’extérieur des cercles dans lesquels elles sont produites et discutées.

Plus particulièrement, ce qu’il vaut la peine d’analyser, ce sont A) les façons dont la justice est reflétée dans le discours public, c’est-à-dire là où (la plupart de) nos attitudes et attentes culturelles sont formées et débattues, et B) la capacité de nos approches à la justice de se faire l’écho de phénomènes extérieurs à l’expérience occidentale.

  1. Commençons par le rôle et l’usage de la question de la «justice» dans le discours public. La première considération va clarifier tout malentendu possible et guider les observations subséquentes.

    Sans aucun doute, la communication entre les juristes et les chercheurs dans les autres sciences sociales et les philosophes – y compris ceux qui se préoccupent de théories de la justice – peut, en principe, s’avérer un atout précieux. Du point de vue des juristes, le moins qu’on puisse dire est que ces dialogues peuvent enrichir le sol sur lequel fleurissent la compréhension des problèmes et l’élaboration des solutions juridiques. Ce-pendant, un tel enrichissement pourrait être, mais ne l’est pas dans les faits, bidirectionnel, c’est-à-dire qu’il pourrait contribuer à la façon dont les experts des autres disciplines (telles que l’économie, les sciences politiques, la philosophie elle-même) peuvent envisager et analyser les phénomènes sociaux. Tel n’est pas le cas à présent parce que le juriste joue historiquement le rôle de preneur d’idées (qu’il emprunte...

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